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20 janvier 2009 2 20 /01 /janvier /2009 16:00

 

Pour le goût et l'odorat il y a sans doute peu de chose à dire, sinon que les objets réels, fournissent moins de matière à l’imagination que ne font les réactions du corps, surtout involontaires comme sont les mouvements de nausée.

Et aussi que l'imagination par les autres sens détermine souvent celle-là; chacun sait que l'aspect d'un mets d'ailleurs agréable au goût peut le faire paraître mauvais par anticipation. Il arrive aussi quelquefois qu'une sensibilité plus raffinée ou aiguisée par la maladie fasse apparaître des odeurs ou des saveurs ordinairement très faibles; ainsi l'imagination se trouve vraie, mais à notre insu.

Et au, reste il n'y a point d'imagination qui ne soit vraie en quelque façon; car l'univers ne cesse jamais d'agir sur nous de mille manières, et nous n'avons sans doute pas de rêve, si extravagant qu'il soit, dont quelque objet réel ne soit l'occasion. Imaginer ce serait donc toujours percevoir quelque chose, mais mal.


Ce même caractère n'est pas moins sensible pour l’imagination visuelle, quoiqu'on n'y pense pas toujours assez. Il est clair que les nuages, ou les feuillages épais ou encore les lignes confuses et entrecroisées d'un vieux plafond ou d'un papier de tenture sont fort propres à nous faire imaginer des têtes d'hommes ou des monstres. Chacun sait que le demi-jour et le jeu des ombres, comme aussi une lumière trop vive, produisent le même effet. Les fumées et le feu sont favorables aussi aux rêveurs.


Il faut décrire maintenant ce que nos propres yeux fournissent à nos rêveries, surtout lorsqu'ils sont fermés. Chacun peut, en fermant vivement les yeux, observer l'image d'un objet fortement éclairé, ce qui n'est qu'un ébranlement continué, ou bien une image négative avec couleur complémentaire, ce qui est un effet de fatigue. Et sans doute notre rétine n'est-elle; jamais parfaitement au repos; les pressions, les excitations électriques y font apparaître des lueurs, comme chacun le sait. Et les grands liseurs connaissent ces houppe colorées et changeantes qui sont sans doute la première trame de nos rêves. J'ai vu plusieurs fois, dans les instants qui précèdent le sommeil, ces formes mobiles se transformer en images d'hommes ou de maisons, mais il faut de l'attention et une critique éveillée pour apercevoir ces choses. Les passionnés aiment mieux dire qu'ils voient les images des choses à l'intérieur d'eux-mêmes, sans vouloir expliquer ce qu'ils entendent par là. Selon mon opinion, toute image visuelle est extérieure à moi et extérieure à elle-même, par sa nature d'image. Et la forêt où je me promène en rêve n'est pas dans mon corps; mais c'est mon corps qui est en elle. Que faites-vous, dira-t-on, des yeux de l'âme ? Mais les yeux de l'âme, ce sont mes yeux.


Il faut considérer enfin l'effet de mes propres mouvements, évidemment de première importance quand j'imagine le mouvement des choses. Le moindre mouvement de ma tête fait mouvoir toutes choses. Ajoutons que mon mouvement est propre à brouiller les images, et que le clignement des yeux fait revivre les images complémentaires, comme chacun peut s'en assurer. Mais le fait le plus important est ici le geste des mains, qui dessine devant nos yeux la chose absente, et naturellement surtout le dessin et le modelage, qui fixent nos rêves en objets véritables. Je ne considère ici que le crayon errant, qui nous étonne nous-mêmes par ses rencontres. Ainsi nous sommes ramenés à l'idée principale de ce chapitre, c'est que nous n'inventons pas autant qu'on pourrait croire. Il m'est arrivé plus d'une fois de me dire : j'imagine en ce moment un rouge vif, et d'apercevoir dans le même instant la bordure rouge d'un cahier devant moi.


Les mêmes choses sont à dire, et mieux connues peut-être, de l'imagination auditive. D'abord que tous les bruits confus, du vent, de la cascade, d'une voiture, d'une foule, font des paroles et des musiques. La marche d'un train nous propose un rythme. Il faut dire aussi que la respiration et le battement du sang agissent sur nos oreilles et y produisent des bourdonnements, sifflements, tintements. Surtout nous parlons, chantons et dansons, ce qui fixe les images auditives et en appelle d'autres. N'entrons point ici dans l'étude de l'inspiration musicale. Disons seulement que, dans les rêves, les voix que nous croyons entendre sont sans doute souvent notre voix même, les cris, nos propres cris, les chants, nos propres chants. Avec cela nous battons des rythmes par le souffle, les muscles, le sfractale-arc-en-ciel.jpgang. Voilà des symphonies toutes faites.


Il reste à traiter du toucher. Et ce n'est pas difficile. Car premièrement les choses ne cessent jamais d'agir sur nous, par froid et chaud, souffle, pression, frottement. En second lieu notre toucher est continuellement modifié par les mouvements de la vie, par fatigue, crampes, fièvre, lésion.

Nous croyons sentir des pincements, des torsions, des vrilles, des scies. Ou bien encore, nous imaginons des liens autour de la poitrine, une main brutale à notre gorge, un poids écrasant sur nous. Et enfin nos mouvements légers ou vifs nous donnent des impressions bien réelles. Un homme qui rêve qu'il se bat peut se donner des coups de poing. Il peut se lier les bras, se heurter contre un mur, se raidir, se tordre. Telle est la source de nos rêveries les plus tragiques; et nous ne le soupçonnons point. Mais nous touchons ici aux passions. Ample matière, et l'on ne peut tout dire à la fois.

ALAIN, Éléments de philosophie (1940), I, ch. XI.

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Published by Mahé - dans CONTE HISTOIRE CITATION